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Nous sommes jeunes et fiers
de Sloange Bied-Charreton - 240 pages
C'est en rentrant de la soirée de Zvetan et Félicia, donnée à l'occasion de leur installation près du marché des Enfants Rouges, qu'Ivan et Noémie eurent pour la première fois l'impression que le socle de leurs certitudes se dérobait sous leurs pieds. Quelque chose entacherait à présent leur souhait d'un monde meilleur, une incohérence quotidienne de leurs aspirations avec la réalité, on amoindrirait leur innocence, on empêcherait leurs rêves. Au reste, et c'était peut-être la manifestation d'un processus inévitable, celui de leur accomplissement, leur entrée tardive dans la maturité, le passé compterait de plus en plus. Ils vieilliraient. Car ils avaient vingt-neuf et trente-trois ans et les grandes personnes ne rêvent pas leur vie, la vie est une succession pragmatique d'actes et de décisions, non, l'avenir n'est pas un voeu, c'est bien ce qui arrive, et ce qui nous arrive depuis le début c'est la fin, l'origine c'est la destruction, c'est la mort.
Il y avait pourtant eu des signes avant-coureurs. Ils ne venaient pas de nulle part. Leur civilisation était millénaire. Pour preuve, on avait gardé des tableaux et des tapisseries. Certaines fresques, des statues, des manuscrits, témoignaient d'un passé qui donnait le vertige. Des gens avaient vieilli avant eux, accompli certaines choses dont les effets se faisaient encore sentir. Ces martyrs du progrès étaient morts pour qu'eux deux, à présent, puissent goûter à la liberté. Il y avait donc un devoir de mémoire à honorer, une vénération du passé s'imposait. Des chefs-d'oeuvre, la formation des langues, la conquête de royaumes, en définitive le trésor qu'on charriait était presque trop lourd, et on ne savait par quel bout le prendre. On étoufferait de vivre, si vivre ne consistait qu'à porter ce qui était advenu auparavant. À célébrer l'établissement de ces plans, le montage de ces arcs, l'érection des pinacles qui avaient rendu notre bonheur possible. Pour les Anciens, c'était plus facile, au commencement tout était neuf. Une Américaine de leur connaissance soutenait même que c'était ça, leur problème à eux, en Europe, tous ces souvenirs qui empêchaient de respirer. Ivan et Noémie n'avaient pas voulu la croire, ils étaient les premiers à aimer les musées et les fêtes de famille, le cassoulet maison, les vacances en province. L'histoire ne les avait jamais empêchés d'être modernes, elle ne leur avait causé aucun dommage. Ils l'aimaient d'avoir su changer les hommes.