En pensant à Catherine C.

J’éprouve de la compassion pour les immigrés d’Afrique noire ou du Maghreb que l’on a fait veniren France dans une intention économique sordide et que l’on transforme en déracinés. Dans leur détresse, ils trouvent pourtant des aides publiques, le soutien de solidarités naturelles et le secours moral que peut leur apporter le retour à l’islam, religion de chez eux(1). Le sort des Français que l’on éprouve de la compassion pour les immigrés d’Afrique noire ou du Maghreb que l’on a fait venir dit «de souche», ceux que, dans les banlieues, on appelle les «Gaulois», me paraît autrement pathétique et désespéré. Rapportée récemment par une journaliste du Monde, l’existence d’une Française vivant à La Courneuve depuis 28 ans est sur ce point exemplaire(2). Respectons son anonymat: Catherine C.

Le décor, tout d’abord. Devant chez elle, un parking vide couvert de cendres avec les arbres à demi calcinés des nuits précédentes. Le 2 novembre 2005, 17 voitures ont brûlé sous ses fenêtres. Un scooter sans pot d’échappement tourne avec un bruit d’enfer.

«Au cœur de la cité des 4000, son petit appartement propret tranche avec le hall déglingué et le paysage sale et lugubre de “Balzac”». Pour ceux qui ne le savent pas, «Balzac» est une gigantesque barre, le seul horizon de Catherine C. Et elle-même, qui est-elle? «Une petite dame élégante aux yeux très bleus, la quarantaine passée, qui camoufle bien sa lassitude de la vie et limite ses sorties au minimum nécessaire.» Dans cette banlieue sinistre, elle a maintenu son univers: appartement propret et de l’élégance sur elle. Pourtant, la vie ne lui a pas fait de cadeau. Née à Paris, son père l’a mise en usine à seize ans pour gagner sa vie. Elle a fugué, rencontré son ex-mari. Elle est tombée enceinte. Elle a tout fait: caissière, femme de ménage, distributrice de prospectus, repasseuse. Elle a élevé ses cinq enfants, deux filles et trois garçons, âgés maintenant de 19 à 28 ans. Qu’elle tient d’une main de fer.

Catherine ne vote plus. Elle a été déçue par les socialistes et n’aime pas la droite, «mais elle pourrait se retrouver à l’extrême droite», selon la journaliste. Elle dit en avoir assez «de ne parler à personne, de croiser des femmes voilées qui ne la regardent pas, d’entendre le Coran à fond des cassettes, d’être regardée d’un drôle d’air si elle fume pendant le ramadan».

Avant, autrefois, c’était autrement. Elle allait boire le thé chez sa voisine algérienne. Tout le monde s’entendait bien. «Maintenant, dit-elle, je me sens carrément isolée. Je suis une toute petite minorité. C’est difficile de devenir une minorité chez soi, vous savez.»

Lisant ces mots, je les retourne dans ma tête. Je me sens inondé de tristesse, d’impuissance et d’admiration aussi pour cette petite femme abandonnée, qui, en dépit de tout, se tient debout.

«Je suis catholique, poursuit-elle, mon compagnon est juif, les amis de mes enfants, musulmans. Ce qui est nouveau, c’est que les Français d’origine étrangère se replient sur leur origine, ne se sentent plus français. Et moi, Française, je me sens mal.» Elle se sent d’autant plus mal que son fils aîné, 25 ans, s’est converti à l’islam. «Je le vis très mal, dit-elle, ça me rend malade.» Ce fils lui reproche de ne pas être voilée.

«Même mes fils sont d’une autre culture que moi. Pour eux, être français, ça ne veut plus rien dire. Ils n’ont plus de nationalité, ils s’identifient de manière vague à une religion, celle qui est majoritaire. Ils observent les gestes de l’islam, une façon musulmane d’être et de parler, ils sont fiers d’appartenir à la majorité. Ils ne veulent pas être français, ils voudraient être blacks et beurs comme tout le monde, mais ils ne se comportent pas comme des musulmans. Tant de choses incohérentes…»

Que peut-elle faire, Catherine C., petite Française abandonnée? Rien de plus qu’elle ne fait avec ce qu’on ne lui a pas donné. Il est admirable qu’elle n’ait pas sombré.

Je pense à elle. Je pense à toutes les Catherine C., ces Françaises abandonnées. Et la colère m’étreint. Je songe à ceux qui leur ont fabriqué ce destin sans issue et de qui aucun geste, aucune parole aujourd’hui ne va vers elles pour leur prouver qu’elles ne sont pas seules et qu’on se bat pour elles et leurs enfants. Pour leur restituer aussi leur seule richesse: leur fierté, même seules et isolées, d’être des Françaises, des «Gauloises» comme ils disent, investies de tout un héritage d’ancienne grandeur et d’unique beauté que personne, jamais, ne pourra leur dérober.

1. Je ne plaide nullement en faveur de l’islam ou de la réislamisation. J’enregistre un fait.

2. Récit de Marion Van Renterghem, Le Monde du samedi 12 novembre 2005. Toutes les citations proviennent de cet article.