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La Nouvelle Revue d'Histoire n°19
dirigé par Dominique Venner.
Le recours à Confucius
En 1972, époque où s’exerçait l’influence de Louis Althusser, un étudiant, François Jullien, réussit le concours d’entrée à l’École normale supérieure(1). En khâgne, lors des années précédentes, il passait ses journées à lire Homère, ne jurant que par lui. Contrairement à la plupart de ses condisciples d’origine chrétienne ou rationaliste, cette imprégnation homérique lui épargna de céder à l’emballement maoïste de l’École. Il ne s’en intéressa pas moins à la Chine, mais pour des raisons étrangères à celles des gardes rouges. Son projet était de sortir des catégories de la philosophie européenne pour penser celle-ci autrement. Si la Chine éveilla son attention, c’est qu’elle constituait en toute chose un pôle opposé à celui de l’Europe.
Le normalien de 1972 est devenu l’un de nos philosophes les plus originaux et les plus féconds. Sa curiosité précoce pour la Chine a fait aussi de lui un précurseur, même si ses raisons étaient à mille lieues de celles des hommes d’affaires ou des diplomates d’aujourd’hui.
Comment pourrait-on en effet se désintéresser de la Chine? Avec ses 1,3 milliard d’habitants, elle a pulvérisé depuis vingt-cinq ans tous les records mondiaux de croissance économique au point de devenir un défi tant pour les États-Unis que pour l’Europe. Qui aurait jamais imaginé une telle révolution vers 1970, époque où Pékin n’exportait que l’indigeste Petit Livre rouge?
Obnubilé par les illusions de la «révolution culturelle», l’Occident avait oublié que la Chine possédait la plus ancienne des civilisations vivantes. On avait oublié aussi que les catastrophes en chaîne vécues par l’ancien empire du Milieu depuis les premières agressions occidentales des guerres de l’opium, n’étaient pas une nouveauté dans sa longue histoire. À plusieurs reprises, l’empire avait été envahi, ruiné, disloqué. Mais toujours, il s’était reconstitué.
L’étonnante faculté de renaissance de l’empire du Milieu tient certainement à la masse homogène de son peuple constitutif. Elle tient aussi à la continuité spirituelle et culturelle de sa tradition, enracinée dans son écriture et dans le confucianisme.
Il faut toutefois ajouter que cette continuité s’est constamment heurtée à des menaces qui l’ont mise en péril. Le culte du passé n’a jamais été un dogme intangible, ce que rappelle la fameuse décision du Premier Empereur, au IIIe siècle avant notre ère, de brûler tous les livres et d’enterrer vivants les lettrés pour se libérer du passé. On ne peut oublier non plus le danger mortel représenté par l’invasion du bouddhisme, religion destructrice de la tradition chinoise.
On sait que Confucius voyait dans l’Antiquité le dépôt de toutes les valeurs. Il estimait que le rôle du Sage n’était pas de créer du neuf, mais de transmettre l’héritage des Anciens. Pourtant, sous des apparences conservatrices, son action fut profondément révolutionnaire. L’Antiquité qu’il invoquait était en effet une Antiquité perdue que le Sage avait pour tâche de réinventer. Au fil des siècles, ses disciples l’imiteront. Ils critiqueront les «usages modernes» au nom du passé. Mais il ne s’agissait pas du passé des siècles précédents, grevé d’influences perverses. Il s’agissait du passé recomposé de l’Antiquité, projeté sur le futur comme un mythe créateur.
Confucius et ses disciples voyaient plus loin que leurs contemporains. Contrairement à ces derniers, ils comprenaient que les troubles de leur temps avaient des causes excédant de beaucoup les seules forces de la politique. Ils savaient qu’il ne suffisait pas de modifier des lois ou de remplacer un ministre par un autre pour construire de l’ordre là où sévissait le chaos. Pour changer les comportements, à commencer par ceux des dirigeants, il fallait réformer les esprits, les ramener à la tradition. Une tâche éternelle, toujours à recommencer.
À bien des égards, les défis auxquels les Européens sont confrontés présentent des analogies fortes avec ceux que Confucius et ses disciples affrontèrent dans un monde très différent. Le souvenir de l’École normale supérieure de 1972 est, de ce point de vue, éclairant. Il souligne les effets féconds du recours à Homère, source de notre propre tradition.
1. Louis Althusser (1918-1990), catholique et monarchiste dans sa jeunesse, devint communiste en 1948.