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La Nouvelle Revue d'Histoire n°11
dirigé par Dominique Venner.
Le sommeil du volcan
Prenons date sans négliger d’écouter l’herbe pousser. En apparence, rien ne change, rien ne bouge. Cahin-caha, les institutions se main tiennent. L’espace retentit toujours des mêmes discours convenus. Telle est l’apparence que viennent ébranler de temps en temps des chocs imprévus. Un 21 avril, que la presse, peu avare d’hyperboles, qualifia de “séisme”. Et maintenant une affaire de “voile” islamique qui révèle une France fracturée dont la substance a été clandestinement transformée.
Dans le silence, depuis une grosse dizaine d’années, se produisent bien d’autres changements qui mériteraient d’être enregistrés, commentés, interprétés. Mais tant qu’ils ne provoquent pas d’événements spectaculaires, dramatiques et si possible sanglants, on ne les voit pas. Ainsi l’islamisme, dans sa version moderne, s’était développé depuis la fondation des Frères musulmans, au Caire, en 1929, puis à la faveur de la décolonisation. Il a pris une envolée décisive avec la révolution iranienne de 1979, l’aggravation du conflit israélo-palestinien et l’intervention soviétique en Afghanistan. Mais sa réalité ne s’est imposée dans les médias, donc dans la conscience du public qu’après le spectaculaire attentat du 11 septembre 2001.
La renaissance d’identités régionales que l’on croyait disparues est l’une de ces nouveautés de première grandeur qui passent inaperçues. Comme elle n’a pas de traduction politique, on la cantonne dans la rubrique des loisirs, du folklore, du tourisme ou du spectacle. Et pourtant, il s’agit de tout autre chose.
Voici une cinquantaine d’années, la musique bretonne se limitait aux chansons de Théodore Botrel, chantre de la Bretagne de Bécassine. Dans les années 1960, Glenmor a ouvert une voie nouvelle. Sa démarche était libertaire et révoltée. On remarquait moins qu’elle était également identitaire. Il s’inspirait du réveil celtique de l’Irlande, de l’Écosse et du pays de Galles. Avec lui, avec Alan Stivell et d’autres est née une musique à la fois nouvelle et très ancienne. Elle empruntait les techniques du rock ou de la folk. Elle redécouvrait la cornemuse et la harpe celtique, instruments oubliés qui ont donné à cette musique son charme nostalgique. La jeunesse adhère. Cette musique est associée à la cause d’une renaissance bretonne. Avec le succès, l’aspect politique et combatif des débuts s’atténue. La musique touche un public qui déborde largement les frontières de l’Armor. Maintenant, chaque été, le Festival interceltique de Lorient, le plus important de France, accueille plus de 350 000 visiteurs, tandis que “Les Vieilles Charrues”, petite fête fondée à Carhaix en 1992, draine près de 200 000 spectateurs enthousiastes, sans femmes voilées ni barbus. Autre signe, le succès de la Saint-Patrick, célébrée chaque 17 mars depuis que les Bretons ont lancé l’événement en 1993.
Morte est la Bretagne d’autrefois, terre des “ploucs, arriérés, bornés, alcooliques”. Voici revenu l’Ouest des grandes légendes, du roi Arthur et de Brocéliande. Et ce réveil ne concerne pas que les Bretons. Il est vécu par tous ceux qui ont comme ancêtres les Gaulois. L’identité celtique, fraîche, musicale, envoûtante, s’est manifestée au bon moment, comme pour répondre à un grand péril. Ce réveil trouve un écho dans le prodigieux succès rencontré au cinéma et en librairie par Le Seigneur des Anneaux. L’étonnant, c’est que le chef-d’œuvre de Tolkien, écrivain nostalgique d’un Moyen Âge rêvé, a été popularisé aux États-Unis par les hippies héritiers de la Beat Generation. Ils y trouvaient sans doute un reflet de leur propre désir d’évasion hors de la société consumériste par un retour onirique au monde enchanté des grandes épopées.
D’une façon générale, le réveil identitaire, dont la musique est l’instrument, est venu d’où on l’attendait le moins, dans un environnement libertaireet même parfois plutôt gauchiste. Ce qui est vrai pour la musique celtique se vérifie pour la musique occitane, le chant corse et des rites aussi enracinés que la tauromachie camarguaise. On peut expliquer cela de bien des façons. Nous sommes en présence d’un de ces phénomènes sismiques qui échappent aux explications des sociologues. L’historien de la longue durée est mieux armé pour comprendre ce genre de mouvement de fond. Il traduit un changement d’époque. Jadis, l’appartenance était héritée, transmise par l’autorité familiale, sans que puisse s’exercer un choix. Dans une atmosphère rebelle à toute autorité, elle était refusée. Aujourd’hui, la transmission familiale ayant cessé, l’appartenance est parée de la séduction du choix volontaire, en rupture même avec l’autorité. C’est l’un de ces inattendus de l’histoire dont il faut apprécier le sel à son juste prix.